mardi 15 sept. 2020, 20:32
Mardi. Ce matin, nous « tombons » du lit - non esageriamo, certes, mais quand même : 8h30, et nous sommes déjà prêts, petit déjeuner englouti et courses à la coop faites, en train de rouler vers les 3 cimes du Lavaredo... une première pourrait-on dire, car nous ne l'avons jamais faite ensemble. Une heure plus tard, et quelques cols (Giau et 3 Croce) plus loin, nous arrivons au pied de la route payante. Et là... c'est le drame. Des voitures partout. Des campers aussi. Et même des tentes - un pré tout proche semble s'être transformé en camping plus ou moins sauvage. De l'autre côté de la route, un parking gigantesque, déjà bien plein. La route payante quant à elle, elle est tout bonnement fermée : le parking tout en haut est annoncé complet. Un mardi 15 septembre ! N'importe quoi.
Rapidement, nous comprenons que nos seules alternatives sont le bus, ou nos pieds. Il est hors de question de prendre nos pieds - l'intérêt c'est de faire le tour des 3 cimes, pas de faire à pied ce que font les engins motorisés... Et le bus ? Visiblement, c'est le moyen sur lequel vont se rabattre tous ces gens qui se garent ici. Un coup d'oeil à l'arrêt de bus nous indique qu'il y aura foule. Mais ce qui achève de nous démotiver, c'est l'arrivée de deux bus... déjà complètement blindés. Aucune chance que nous allions passer une journée à Disneyland : la montagne, on préfère se la garder pour nous, et tant pis pour les 3 cimes : elles nous attendront, elles ont le temps, et après tout nous aussi.
Demi-tour, et nous laissons la cohue derrière nous. Que faire ? Pour prendre le temps d'y réfléchir, nous faisons quelques kilomètres sur nos pas et revenons à Misurina. La voiture garée sur un parking quasiment vide, les 3 cimes dans le viseur, nous discutons de la suite à donner à la journée.

Dans le coin, nous venons rarement. Peut-être pourrions-nous refaire la balade du Sorapis ? Non, il y avait tellement de voitures garées le long du passo des 3 croce que le chemin doit être assailli. En profiter pour faire une via ferrata? Ah, ebn non, nous n'avons pas amené nos kits - damned! Le mieux, ce serait de faire un truc que personne ne fait. Et qu'on aime faire. Un classique ? Oui. C'est reparti : Cortina, et de là, le passo Falzarego jusqu'au début de la route pour Castello. Le classique, c'est la balade de Mr de Bolzano. Et banco : il est 11h30 passé, mais nous sommes la première voiture à nous garer. Tranquilité assurée.
La montée est raide - mais voilà, il faut bien commencer par se fader un peu de pente dans les sapins si on veut arriver aux crêtes. Nous faisons une première pause à la cabane de Mr de Bolzano - personnage énigmatique que nous n'avons jamais qu'apperçu de loin, et dont nous avons associé la présence à celle de sa voiture immatriculée BZ et garée en bas du sentier. En tout cas, son fienile nous plaît, et nous ne loupons jamais une occasion de nous balader chez lui ou s'asseoir sur son banc - vu qu'on ne l'y voit jamais.
Le temps est magnifique, et la balade continue : nous allons déjeuner près d'une autre maisonette, mais celle-ci a sa base en pierre, et offre un panorama certes moins verdoyant, mais plus vaste. Après quoi, nous continuons toujours plus haut : et pourquoi pas pousser jusqu'au refuge de la Forcella Averau ?

Là, nous rejoignons la foule de randonneurs qui font un autre classique - mais un classique dûment répertorié dans tous les guides dignes de ce nom, et qui attire donc de nombreux marcheurs : le tour de Ra Gusela, au départ du Passo Giau ou même du rifugio Scoiatolli Cinque Torri. Après une petite pause, nous envisageons d'aller encore plus haut, tiens, pour une fois : vers la Croda Negra, peut-être ? J'ai en tête d'essayer de retrouver la caserne proche du Col Galina. C'est parti pour une petite grimpette supplémentaire ! Nous n'irons finalement pas très loin : il est déjà tard, le sentier qui mène à la pointe est assez mal indiqué. Ça me rend un peu grognon voire de faire une crise de ronchonite - il faut savoir que je n'aime pas ne pas tenir mes propres objectifs ! Heureusement, nous avons trouvé d'autres vestiges de la première guerre qui retiennent notre attention et me changent les idées : de courtes galeries et postes d'observation orientés vers les tofanes.


Après quoi nous commençons à redescendre doucement. Le refuge. La vue sur le Monte Pore. Les crêtes.


La maison de Mr de Bolzano... allez, nous prenons à nouveau la pause sur son banc. C'est facile de s'imaginer vivre ici rien qu'en admirant le paysage, son bois déjà bien rangé pour l'hiver, ses prés entretenus et tondus au millimètre. Avant de repartir, j'ai chargé dans mon sac deux bouteilles de vin vides abandonnées là par des fêtards de passage un peu moins respectueux de l'endroit que nous. Et hop, de traverser en descente et tout droit le champ qui nous sépare du sentier. Cinquante mètre sur notre gauche, un vieux monsieur tout sec, tenue de montagnard, gros sac sur le dos, remonte le champ en sens inverse.
« Tu crois que c'est lui ?...
- Ça ne peut être que lui !
- On va le voir ?...
- Euh, et on lui dit quoi ?
- On verra ! »
Demi-tour, on remonte. Lui vient à peine de poser son sac près de sa cabane, c'est bien lui ! On l'interpèle, on le salue, et je lui dit qu'il habite un endroit magnifique qu'on aime beaucoup, qu'on vient s'asseoir systématiquement sur son banc quand on vient - mais que faut bien avouer que c'est pas souvent, parce qu'on est français. Et là, la magie de l'italien opère : il nous propose de boire une grappa. Ça ne se refuse pas !

Et voilà comment on a appris que Mr BZ s'appelle Renato, qu'il est originaire de Andraz, le village juste en dessous, et qu'il habite à Dobbiacco... Il vient ici toutes les fins de semaine quand il peut, et depuis sa retraite les fins de semaine peuvent durer 4 ou 5 jours. Il a une fille née dans les années 80 qui enseigne à Innsbruck. Sa soeur possède le rustico juste en bas du sien, mais son frère et le primo (cousin) qui ont les autres rustico tout proche ne viennent jamais... ça tombe en ruine. Dans les années 70-72, il faisait le ménage dans un séminaire de Rome (qui regroupait 800 séminaristes, tout de même). Il a 74 ans, la peau tanée par le soleil et les yeux qui pétillent, on dirait un vieux sioux à la fois plein de sagesse et de vitalité. Son terrain couvre 6 hectares de forêt et de prés, mais il n'entretient qu'une partie. Il va à la mer à Jesolo, en juin et en septembre : il aime ces grandes plages italiennes, il aime y croiser toujours les mêmes gens - et nous dit qu'il a essayé une fois la côte croate, mais qu'il est reparti en courant : trop différent, pas de transats, aucun savoir vivre ! Il aime lire, il regarde peu la TV - on s'en serait douté. Il nous raconte même qu'il a construit sa maison dans le Alto Adige avec un prêt de la région à 0% sur les 3 millions de lire qu'elle coûtait à l'époque. Ce n'est pas la première fois qu'on entend parler des incroyables aides au logement de la région autonome : quelqu'un nous avait dit que ses travaux de rénovation avaient été pris en charge à... 90% parce que sa bâtisse était historique !
Cet été, sa soeur est enfin revenue en alpage : ça faisait 2 ans qu'elle n'était pas venue pour raisons de santé. Sa grappa commence à faire effet, je crois qu'on aurait pu picoler avec lui toute la soirée, il est super ce monsieur ! Malheureusement, non seulement il faut bien pouvoir reprendre le volant sans être dans un état second, mais ce ne serait pas bien raisonnable de s'incruster plus longtemps. Nous le remercions de son accueil, lui souhaitons une excellente continuation, et nous éclipsons. Maintenant que nous connaissons son prénom, nul besoin de le surnommer Mr BZ, surtout que visiblement, il a dû changer de voiture : garée au bord de la route à la sortie du sentier, nous trouvons une skoda beige qui n'est pas immatriculée BZ ! Ainsi placée, ça ne peut qu'être la sienne.
Il n'est pas bien tôt, et le soleil n'attend pas qu'on soit rentrés pour se coucher : il nous offre sur le chemin un magnifique enrosadira sur la Civetta. Des journées comme ça... je signe pour qu'elles soient sans fin, même vingt mille fois.
